Lecture – Nicolas Couchepin sur le Mariage pour tous

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Dialogai partage avec vous le texte de l’écrivain lausannois Nicolas Couchepin lu à la Maison de Rousseau et de la Littérature à l’occasion de la soirée « ART + POLITIQUE » le 26 février. Suite à la votation sur l’initiative du PDC qui portait une définition discriminatoire du mariage, ce teste écrit lors du débat sur le Mariage pour tous en France est très touchant. Découvrez !

Quel que soit notre désir

Quel que soit notre désir, on n’a pas toujours l’occasion de prononcer des paroles historiques dans les moments décisifs de l’existence. En ce qui concerne mon ami Pierre « Merde ! Foutus lacets ! » furent ses derniers mots. Il aurait été très malheureux d’apprendre qu’en ce dernier instant de son existence, il ne pourrait prononcer nulle citation digne de figurer au pinacle de l’intelligence et de la finesse d’esprit, quelque chose du genre « oh rage, oh désespoir, oh camionnette ennemie ». S’il avait su que l’heure était venue, il aurait cherché frénétiquement – et sans doute trouvé – quelque sentence tendrement ironique, discrètement interrogatrice ou subtilement méchante sur le sens de la vie. Le fait est que ce fut « merde ! foutus lacets ». Rien de plus spirituel ne lui vint. Il faut dire que des événements aussi peu en rapport les uns avec les autres, s’enchaînant à un rythme aussi soutenu et conduisant à une fin aussi dérisoire – une envie de cigarettes, des lacets mal noués, un trébuchement intempestif, une camionnette folle (contrairement à son conducteur, totalement straight mais ne regardant pas la route parce qu’il était en train de s’engueuler avec sa petite amie sur son portable) – ont quelque chose de comiquement irrémédiable qui ne favorise pas la citation éternelle.

J’étais là. Une seconde avant, nous nous tenions la main, furtivement et brièvement, parce que nous étions dans la rue et que, quel que soit notre désir, les gens de la rue n’aiment pas le spectacle de la tendresse et de l’amour quand il n’est pas triomphal ou politiquement correct.

Quel que soit notre désir, on n’a pas toujours l’occasion d’ignorer la dérisoire malice de notre condition humaine. En effet, si Pierre et moi, nous avions gardé nos mains étroitement et franchement liées au lieu de les lâcher sans cesse, de les faire danser un pas de deux fait d’effleurements secrets et furtifs ; si nous avions marché du même pas ouvertement, non pas clandestinement – mais une habitude de deux décennies ne s’efface pas comme ça ; si nous avions décidé d’accorder, pour une fois, la priorité à notre tendresse l’un pour l’autre, plutôt qu’au qu’en dira-t-on ; si nous avions revendiqué une sexualité plutôt qu’une autre, ou plutôt si nous avions eu suffisamment confiance en nous pour ne pas revendiquer une sexualité plutôt qu’une autre ; si, comme d’autres amoureux qui marchent la main dans la main sans plus même penser à ce qui leur tient chaud, là, dans la paume, sous le cœur et dans les reins, nous avions réduit ne serait-ce que d’un centimètre la distance qui séparait nos hanches ; si, ce matin comme tous les matins de notre existence, nous avions eu des raisons de penser que les gens de la rue seraient touchés, attendris ou même simplement indifférents au fait que nous nous aimions ; si nous avions cru une seconde qu’ils pourraient, pour une fois, accepter de contempler leur ressemblance avec nous ; si nous avions avancé dans la rue et dans la vie avec un sentiment de sécurité plutôt que de fraude, de reconnaissance plutôt que de culpabilité ; bref, si nous n’avions pas été de longue date, depuis toujours, depuis même avant notre naissance, de ces gens qui n’ont d’autre choix que de calculer leurs gestes et leurs expressions lorsqu’il s’agit de tendresse, que l’on pousse à se définir presque uniquement par la manière dont ils font l’amour, que l’on incite à cataloguer leur différence ; si nous avions fait une seule de ces choses, Pierre n’aurait pas trébuché, ne serait pas tombé exactement sous les roues de la camionnette de ce foutu hétérosexuel à portable, et ses dernières paroles n’auraient certainement pas été « Merde ! Foutus lacets ! ».

Je me dis aujourd’hui que tous ces « si » n’ont d’autre utilité que de donner un sens à mon chagrin, de le rendre un peu moins hasardeux, de le formater un peu. Je me dis aujourd’hui que tout était orchestré depuis bien avant notre naissance, à Pierre et à moi.

En effet, si nos mères n’avaient pas rencontrés nos pères, événement sur lequel nous n’eûmes jamais la moindre influence ; s’ils ne s’étaient pas aimés ; si ses parents n’avaient pas engendré Pierre, probablement dans un lit, et les miens, moi, juste une année plus tard ; si nos parents n’avaient pas élevé, vaille que vaille, deux petits garçons très tôt un peu trop solitaires, pas assez liants dans la cour de l’école, trop sensibles, un peu délicats, trop liés à la valeur du silence, obscurément attirés par les actes de révolte, ou peut-être obscurément rebutés par eux, trop tôt découvrant avec angoisse ou jubilation qu’ils étaient différents, qu’ils n’y pouvaient rien, que cela faisait pleurer leurs mères et qu’ils n’y pouvaient rien non plus, trop tôt comprenant aussi le pouvoir des larmes de leurs mères qui les empêchaient de s’endormir avant qu’il soit très tard et les poussaient très tôt à se révolter, ou à se taire pour toujours ; si tout cela n’avait pas été notre histoire tout-à-fait personnelle et en quelque sorte universelle, Pierre n’aurait pas eu pour derniers mots « foutus lacets » mots qui amenèrent brièvement un sourire de tendresse sur mes lèvres, très brièvement, avant que la camionnette du foutu bavard hétérosexuel (qui parlait à son amie comme à un chien) ne me le cloue dans la gorge, mon sourire, avant que tout sourire ne me soit cloué dans la gorge pour longtemps, avant qu’il ne soit remplacé pour longtemps par une espèce d’incrédulité épouvantée, une stupeur momifiante, un chagrin confinant au désespoir faute de pouvoir être exprimé, un vide dense et intense que je ne peux pas même remplacer, ou au moins adoucir, par le spectacle du chagrin des autres gens qui aimaient Pierre aussi.

Car personne ne veut partager son chagrin avec moi.

Il est vrai que le chagrin des autres, de son père et de sa mère, de ses frères et de ses sœurs, de ses cousines et ses cousins, de ses amis et de ses ennemis, de tous ces gens qui comptaient pour Pierre et pour qui Pierre comptait, ce chagrin est un chagrin de premier rang d’église. C’est un chagrin triomphal dans lequel se trouve peut-être, comme dans tout chagrin, un tout petit zeste de satisfaction parce qu’on sait pourquoi on pleure et qu’on est encore là pour le faire. C’est un chagrin rare et beau, c’est un chagrin licite.

Mon chagrin à moi est un chagrin de requérant, d’immigré, de suppliant, de coupable. De dernier rang, de rappelez-moi-votre-nom-déjà. C’est un chagrin sans définition précise, sans reconnaissance, sans intérêt particulier. Le chagrin d’un homme-comme-ça-vous-savez-bien.

La seule chose qu’il a pour lui, mon chagrin, c’est que c’est le mien, justement. A moi seul, moi qui aimais Pierre et que Pierre aimait.

Voilà quelque chose qu’on ne me prendra pas. Voilà la seule chose que l’on ne me prendra pas. Et voilà peut-être la justification de mon indicible chagrin : pour ce qui est de notre amour l’un pour l’autre, il n’y a pas de si.

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