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Au milieu des seventies, Michel Foucault interroge un étudiant de 20 ans, homosexuel et militant d’extrême gauche, Thierry Voeltzel. Aujourd’hui réédité, cet entretien ressuscite une époque libertaire qui tenta de réinventer l’amour.

 

Eté 1975. Un jeune homme fait du stop sur l’autoroute en direction de Caen. Le conducteur qui s’arrête a un look inhabituel : un homme chauve, avec des lunettes cerclées d’acier, un polo ras du cou et une curiosité constante pour son jeune passager. Ils échangent leurs coordonnées avant de se dire au revoir. Le soir, chez le jeune auto-stoppeur, le téléphone sonne. Son père décroche puis lui passe le combiné : “Michel Foucault pour toi au téléphone.”

 

De ce jour date l’amitié entre le gourou du structuralisme, dont vient de paraître Surveiller et Punir, et un garçon de 20 ans, Thierry Voeltzel, intégré au cercle intime de la rue de Vaugirard. Là même où Mathieu Lindon a situé son beau Ce qu’aimer veut dire, sur ses années d’apprentissage dans l’orbite du philosophe. C’est dire si ce dernier nourrit une fascination pour la jeunesse. Pas tant pour coucher avec elle, d’ailleurs, que pour son lien immédiat et viscéral avec le monde contemporain : Foucault y puise là une matière, celle de ses livres – d’Histoire de la sexualité à Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère…

 

“On n’a pas beaucoup de paroles de gens qui ont 20 ans”

 

Quelques mois plus tard, ils entreprennent cette série d’entretiens. Dans une postface accolée à la nouvelle édition – la première remonte à 1978 -, Thierry Voeltzel raconte aujourd’hui, près de quarante ans plus tard, la genèse du projet : “Grasset avait proposé la direction d’une collection à Claude Mauriac qui en parla avec Michel (qui) lui dit : ‘Ecoutez, on n’a pas beaucoup de paroles de gens qui ont 20 ans, ce serait bien de faire ça’. Foucault pense à lui, l’étudiant en japonais, homosexuel et militant d’extrême gauche, tout en refusant d’impliquer son propre nom : “S’il y a mon nom, on ne lira pas ce que tu dis.”

 

Plonger dans Vingt ans et après, entendre la parole de ce jeune homme, est une expérience stupéfiante ; c’est mesurer combien le monde a changé. Peut-être parce qu’elle est brute, spontanée et que, jamais, Foucault ne cherche à l’enfermer, à l’enjoliver par un emballage théorique. En six cassettes, où alternent la voix du garçon et les questions de son interviewer, divers aspects de la jeunesse sont abordés : le rapport à la famille, au travail, les préférences politiques, l’amour, la drogue, la sexualité – source inépuisable, pour le philosophe, d’ébahissement.

 

Les réunions politiques qui virent à la partouze, le sexe avec les profs au lycée, les groupes de libération homosexuelle auxquels participe activement l’intéressé : c’est peu de dire qu’on est, paradoxalement, à mille lieues du mariage pour tous. Le livre ressuscite un esprit libertaire, réfractaire au modèle hétéro-normé. Ici, on refonde le schéma traditionnel, persuadé que l’homosexualité, appliquée au couple hétéro, offre une nouvelle alternative à l’amour – une autre manière possible d’aimer, fondée sur le nombre et l’intensité des liaisons. Quitte parfois à choquer, quand il est question de “lycéens racoleurs”, de pédophilie, d’inceste (Voeltzel mentionne son désir pour ses frères sans l’ombre d’une gêne) et de rapports sexuels avec des enfants de 8 ans…

 

Radical, idéaliste et fondamentalement impuissant

 

Sexe et politique forment un binôme inextricable, tant l’un conduit à repenser l’autre – et vice versa – dans un même tourbillon collectif, comme si l’individu, seul et isolé, n’existait pas. Issu du Front homosexuel d’action révolutionnaire, puis membre de la CGT, le garçon relate les bagarres et équipées musclées : c’est l’époque des fafs et des loulous “qui cassent la gueule aux pédés”, des flics insultants, traitant les militants de gauche de “tapettes”.

 

L’idéalisme post-68 se veut vigoureux mais est mité par la désillusion : on ne croit plus à l’hypocrisie du syndicalisme étudiant, “soi-disant lié au mouvement ouvrier” mais “qu’on retrouve dans des maisons d’édition de droite” ; ni au “boulot d’intellectuel”, qualifié de “chiant, chiant, chiant”, auquel on préfère largement un job de livreur puis d’employé d’hôpital – lieu que Foucault englobe dans une section autour de l’euthanasie.

 

En fin de compte, il sonde une génération qui a vu le premier choc pétrolier, le déclin des utopie de 68, l’échec cinglant des révolutions engagées à l’Est par le communisme ; l’être jeune qui se dessine dans ce livre est à la fois radical, idéaliste et fondamentalement impuissant. Sa révolte est nourrie de sexe, de “yellowpills” et de pur présent. Ses réponses procèdent d’un nihilisme dont son aîné, plus d’une fois, s’étonne, lui qui s’est construit, rappelle-t-il, sur un système de conflit (contre la famille, la société) et de révélation (son homosexualité).

 

Or c’est bien en s’appuyant sur ce discours rebelle, aux accents nietzschéens, que Foucault parvient à mettre en oeuvre son chantier existentiel. A l’instar de Barthes qui, avec Fragments d’un discours amoureux, réinvente l’amour même, le philosophe jette les bases fragiles d’une nouvelle éthique de l’amour, sexuelle et politique – une manière de réinventer, en dehors de schémas binaires ou conventionnels, la place de l’individu dans la société.

 

foucault Vingt ans et après (Verticales), 216 pages

 

 

Source : les Inrocks