Les négationnistes du sida repassent à l’attaque

6194489334_f5e9c38a88_o

Dans le torrent immense des publications scientifiques, certains articles plus que contestables parviennent parfois à se glisser. C’est ce qui vient de se produire dans la revue Frontiers in Public Health, ainsi que le révèle la biologiste américaine Tara Smith sur son blog « Aetiology ».

 

 

Le 23 septembre, Frontiers in Public Health, qui est une revue dotée d’un système d’évaluation par les pairs (« peer review ») comme l’immense majorité des journaux scientifiques, a publié un article de l’Américaine Patricia Goodson, chercheuse au département de santé de la Texas A&M University. Le papier se présente comme un retour historique sur trois décennies de remise en cause du lien entre le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) et la maladie nommée sida.

 

Oui, vous avez bien lu. Cela fait trente ans que, malgré des études innombrables qui ont prouvé la chose au-delà de tout doute raisonnable, des scientifiques, souvent extérieurs au domaine du sida, nient que le virus provoque la maladie. Ils évoquent, comme causes alternatives, qui la prise de drogues, qui la malnutrition (pratique pour expliquer la prévalence de la maladie en Afrique), qui le stress oxydatif, qui les médicaments donnés pour stopper le sida, l’industrie pharmaceutique étant une des cibles privilégiées des théories du complot auxquelles certaines de ces personnes n’ont pas hésité à faire référence.

 

Le problème, c’est que le texte de Patricia Goodson ne correspond pas à ce qu’il prétend être, une remise en perspective historique de cette « dissidence ». « Mon but, écrit-elle en préambule, n’est pas de passer en revue l’état de la science concernant le VIH-sida, ni de persuader le lecteur de rejeter l’hypothèse dominante. Au lieu de cela, je cherche à exposer au lecteur les controverses persistantes et à les pousser à se poser des questions eux-mêmes. » Comme on le perçoit d’emblée avec l’usage de l’expression « l’hypothèse dominante », cet article n’est ni plus ni moins qu’un long rappel de « l’argumentaire » déployés par les négationnistes du sida. Il ne vise qu’à instiller le doute dans les esprits en laissant croire que le sujet fait toujours l’objet d’un débat scientifique. Ce qui n’est pas le cas. D’une certaine manière, on peut voir cela comme la transposition au sida du pseudo-débat sur l’origine humaine du réchauffement climatique.

 

Patricia Goodson, qui, comme le révèle la liste de ses publications, n’a jamais travaillé sur le sida, ne fait que reprendre les vieilles recettes des marchands de doute. Cela passe d’abord par le vocabulaire. En plus de l’expression « hypothèse dominante » concernant le lien entre VIH et sida, on note d’autres tournures du même acabit comme « cause probable », « les chercheurs et médecins du courant dominant soutiennent que… » ou « les universitaires non orthodoxes », artifices de langage qui veulent laisser croire qu’il y aurait d’un côté une sorte de dogme défendu par des mandarins et, de l’autre, des Galilée rebelles. Dans les rangs de ces derniers, Patricia Goodson cite notamment des chercheurs comme Peter Duesberg, le Prix Nobel Kary Mullis ou David Rasnick, en soulignant que « le poids de leur expertise est aussi important que celui des équipes qui défendent l’hypothèse orthodoxe ». L’argument d’autorité, donc, à défaut d’argument scientifique. Le hic c’est que Kary Mullis a eu son Nobel en chimie, que Duesberg est spécialiste du cancer et que Rasnick, chimiste de formation, n’a pas plus que les autres travaillé sur le sida. On retrouve là un phénomène tout à fait analogue à celui que nous avons connu en France il y a quelques années avec un Claude Allègre attaquant, du haut de sa réputation scientifique, les fondements du réchauffement climatique alors que, géochimiste, il n’avait jamais publié la moindre étude en climatologie.

 

Au bout du compte, l’article de Patricia Goodson est un long plaidoyer qui ne dit pas son nom en faveur des négationnistes du sida (pour l’utilisation que je fais du terme « négationniste », lire ce billet où je m’en explique). L’auteur regrette que le débat entre les deux parties n’ait plus lieu, en insinuant que la faute en incombe essentiellement aux chercheurs « orthodoxes », pour reprendre ses termes. Elle écrit ainsi dans sa conclusion : « Les raisons pour ne pas écouter les appels au réexamen du point de vue orthodoxe résident dans la dynamique synergique complexe existant entre les systèmes et les idéologies scientifiques, médicaux, économiques et politiques du monde entier. » En enlevant le charabia, on obtient une sorte de théorie du complot : si l’on ne parle pas plus de ce problème, c’est parce que chercheurs, industriels et politiques se sont mis d’accord pour l’étouffer… En réalité, il y a des années que ce débat est clos, notamment après que le magazine Science a réalisé, en 1994, une longue enquête pour démonter point par point les arguments de Peter Duesberg. Depuis vingt ans, les opposants au lien VIH-sida, que ce soit Rethinking AIDS (où l’on retrouve Duesberg et Rasnick) ou le Groupe de Perth, n’en continuent pas moins de répandre leurs idées grâce à Internet.

 

Pourquoi est-ce grave ? On pourrait répondre tout d’abord à la question en disant : « Parce que les bases scientifiques de ces théories sont inexistantes et que leurs défenseurs ne jouent pas selon les règles du jeu scientifique qui consiste à mettre sur le tapis des éléments mesurables et vérifiables. » Le point est important mais finalement secondaire. L’aspect le plus crucial de la question est qu’en diffusant de tels messages, ces personnes sapent les politiques de prévention visant à combattre la pandémie due au VIH, lequel est présent dans l’organisme de plus de 35 millions de personnes dans le monde. Pourquoi en effet combattre un virus s’il n’est pas la cause de la maladie ? Rappelons qu’au début des années 2000, Peter Duesberg et David Rasnick ont fait partie du panel de conseillers du président sud-africain Thabo Mbeki dont la position vis-à-vis du VIH-sida était pour le moins ambiguë. David Rasnick ne cachait pas à l’époque son désir… d’interdire le test de dépistage du VIH. En refusant de distribuer des anti-rétroviraux aux personnes atteintes et en préférant promouvoir des remèdes traditionnels (le fameux jus de betterave par exemple…), le gouvernement de Thabo Mbeki a, selon une étude publiée en 2008 par le Journal of Acquired Immune Deficiency Syndromes, provoqué la mort prématurée de quelque 330 000 séropositifs et entraîné la contamination de plus de 35 000 bébés.

 

La dernière question que l’on peut énoncer est la suivante : comment un article prônant des thèses depuis longtemps mises à la poubelle de la recherche et qui posent par ailleurs un vrai danger en termes de santé publique a-t-il pu se frayer un chemin jusque dans les colonnes d’un journal scientifique pratiquant l’évaluation par les pairs, ce qui lui confère une certaine crédibilité ? On espère qu’il ne s’agit là que d’une bourde due à un manque de vigilance, même s’il est curieux que la relecture et l’évaluation aient été confiées à deux médecins indiens absolument pas spécialistes du VIH-sida. On se demande aussi si l’éditeur de cette revue spécialisée dans la santé publique a seulement lu l’étude de Patricia Goodson. Enfin, cette affaire écorne l’image du groupe de journaux en libre accès Frontiers (dont Frontiers in Public Health est l’une des jeunes pousses) et surtout celle de son actionnaire majoritaire, Nature Publishing Group, éditeur de la prestigieuse revue Nature.

 

Le 26 septembre, soit trois jours seulement après la parution de l’article de Patricia Goodson, Frontiers a annoncé dans un communiqué que, suite à de nombreuses plaintes, il allait mener une enquête sur les conditions dans lesquelles l’étude a été publiée. C’est un minimum. Mais que l’étude soit retirée ou pas au terme de cette enquête, le mal est fait : les négationnistes du sida ont réussi à refaire parler d’eux, à montrer qu’ils étaient toujours à l’œuvre ou à la manœuvre. On a, par l’entremise de Mrs Goodson, remis sur le devant de la scène des thèses qui ont déjà coûté la vie à des centaines de milliers de personnes.

 

Source : Pierre Barthélémy pour Passeur de Science.blog.lemonde.fr